Les hispanisants de la classe d’hypokhâgne avec leur professeure de lettres devant le fauteuil de Molière à la Comédie française
Le 19 novembre 2024, à la Comédie Française, la pièce Le Suicidé de Nikolaï Erdman a fait rire et réfléchir les spectateurs, parmi lesquels les germanistes de la classe d’hypokhâgne qui y assistaient, à une semaine d’intervalle de leurs camarades hispanisants. La mise en scène moderne et inventive de Stéphane Varupenne plonge les spectateurs dans une fresque tragi-comique où l’absurde côtoie une réflexion intemporelle sur l’individu face à la société.
La pièce raconte l’histoire d’un homme qui réveille sa femme en pleine nuit car il a envie d’un saucisse de foie. Sémione Sémionovitch et Marja Loukianovna se disputent. Le mari finit par dire qu’il va disparaître. Ces paroles en l’air ne font qu’un bon dans l’esprit de sa femme et tout l’immeuble est mis au courant. Certains vont vouloir que Sémione meure pour leur cause personnelle. Cette pièce a été écrite au moment où Staline renforce son pouvoir en Russie, après 1924. Durant cette période, les productions artistiques sont de plus en plus contrôlées et ne pourront plus être que des instruments de propagande à partir de 1934. Nikolaï Erdman prend un risque en écrivant cette pièce car il fait une critique du régime au pouvoir. Il parle de ce qui pourrait pousser quelqu’un au suicide dans une telle société, comme la pauvreté, le chômage et l’abandon de l’État par rapport aux besoins individuels. Le dramaturge est alors forcé à l’exil dans une résidence surveillée en Sibérie, et la pièce sera représentée pour la première fois en 1979.
Le directeur artistique de la Comédie Française, Éric Ruf, propose une scénographie audacieuse. L’espace scénique est une « komunalka », ces appartements communautaires typiques de l’ère soviétique. Cet espace étouffant, mais vivant, reflète la vie collective d’une époque où l’intimité était un luxe. Chaque détail, des meubles aux affiches de propagande, plonge le spectateur dans les années 1920. Mais le réalisme historique est détourné par des interventions modernes : les acteurs, par exemple, parfois dispersés dans le public, brisent le quatrième mur. Ce choix accentue la dimension vaudevillesque de la pièce tout en impliquant directement les spectateurs dans l’action.
Les costumes conçus par Gwladys Duthil s’inscrivent parfaitement dans l’esprit réaliste de 1928, année de la création de la pièce. Chaque tenue reflète les métiers et les origines sociales des personnages, qu’ils soient aristocrates, ouvriers ou artistes. Ces détails ancrent les personnages dans leur époque tout en soulignant leur universalité.
La musique occupe une place centrale dans cette mise en scène. Vincent Leterme, au piano sur scène, accompagne les dialogues et les situations. Le clou du spectacle ? Un remix de Bohemian Rhapsody de Queen, ajout contemporain et décalé amplifiant l’émotion et l’humour.
Les comédiens offrent des performances pleines de vie grâce à un jeu typique du vaudeville mêlant gestuelle exagérée et vérité psychologique. De l’aristocrate au boucher, chaque personnage est un miroir déformant de nos propres travers. Le protagoniste, interprété par Jérémy Lopez, navigue entre le désespoir existentiel et l’hilarité grotesque.
A l’issue du spectacle, l’avis de la classe était mitigé, et le parti pris artistique du metteur en scène a fait débat. En effet, la surenchère comique n’a pas été du goût de tous, en particulier de ceux qui avaient lu l’œuvre avant la représentation. La mise en scène leur a semblé trop éloignée du texte, dont la dimension tragique a été éclipsée. De ce fait, la proposition de Stéphane Varupenne en a dérouté plus d’un et beaucoup ne s’attendaient pas à une représentation aussi extravagante. En somme, ce spectacle a suscité le rire pour nombre d’entre nous, quoiqu’un peu trop aux dépens de ce que le dramaturge dénonce dans sa pièce. Néanmoins, reconnaissons à la dramaturgie de Clément Comar-Mercier le mérite de mettre en avant l’humour et les dialogues pleins d’esprit pour rendre ces thèmes accessibles et pertinents. La mise en scène parvient à faire rire tout en soulevant des questions profondes, rappelant que le rire est souvent une arme redoutable contre l’absurde. La satire d’Erdman qui dénonçait les absurdités de l’URSS trouve un écho dans les débats actuels sur l’individualisme, les pressions sociétales et les manipulations politiques.
Nous remercions nos professeurs d’allemand, Didier Lefèvre, et de lettres, Sarah Boudant-Desmariaux de nous avoir accompagnés dans le lieu mythique de la Comédie française pour voir cette mise en scène du Suicidé qui dépasse le cadre soviétique pour devenir une œuvre actuelle.
Héloïse FONT et Lucile FOUQUEZ, étudiantes en hypokhâgne, promotion 2024-2025